« Tous les trésors avaient brûlé ? me demanda Igraine.
— Tous disparus.
— Pauvre Merlin ! » Igraine avait pris sa place habituelle sur le rebord de ma fenêtre, emmitouflée dans son épais manteau de castor. Et elle en a bien besoin parce qu’il fait un froid de canard aujourd’hui. Il y a eu des rafales de neige ce matin et, à l’ouest, le ciel est chargé de nuages plombés. « Je ne puis m’attarder, avait-elle annoncé dès son arrivée avant de parcourir les parchemins terminés. S’il venait à neiger.
— Il neigera. Les haies sont couvertes de baies, ce qui est toujours annonciateur d’un hiver rude.
— Avec les vieux, c’est chaque année la même rengaine, observa Igraine d’un ton revêche.
— Quand vous serez vieille, tous les hivers seront rudes.
— Quel âge avait Merlin ?
— À l’époque où il a perdu le Chaudron ? Pas loin de quatre-vingts ans. Mais il a encore vécu longtemps.
— Et il n’a jamais reconstruit la tour des rêves ?
— Non. »
Elle soupira et resserra son manteau blanc : « J’aimerais beaucoup avoir une tour des rêves. J’aimerais tant.
— Alors, faites-en construire une. Vous êtes reine. Donnez des ordres. Faites des histoires. C’est tout simple : rien qu’une tour à quatre côtés et sans toit, avec une plate-forme à mi-hauteur. Une fois bâtie, personne d’autre que vous ne peut y entrer. Le truc est de dormir sur la plate-forme et d’attendre que les Dieux vous envoient des messages. Merlin a toujours dit que c’était un lieu affreusement froid en hiver.
— Et le Chaudron, devina Igraine, était caché sur la plate-forme ?
— Oui.
— Mais il n’a pas brûlé, n’est-ce pas, Frère Derfel ?
— L’histoire du Chaudron continue, admis-je, mais je ne la raconterai pas maintenant. »
Elle me tira la langue. Elle est d’une beauté éblouissante aujourd’hui. Peut-être est-ce le froid qui a coloré ses joues et l’éclat de ses yeux noirs, ou peut-être est-ce la peau de castor qui lui sied. Mais je soupçonne qu’elle est enceinte. J’ai toujours su au premier coup d’œil quand Ceinwyn l’était, et Igraine laisse paraître la même effervescence. Mais Igraine n’a rien dit et je me garderai bien de lui poser la question. Dieu sait qu’elle n’a pas compté ses prières pour avoir un enfant, et peut-être notre Dieu chrétien écoute-t-il les prières. Nous n’avons rien d’autre à offrir que l’espoir, car nos dieux sont morts ou ont fui. Ou se désintéressent de nous.
« Les bardes, reprit Igraine – et au son de sa voix je sus qu’elle allait mettre le doigt sur une autre de mes lacunes –, disent que la bataille des environs de Londres a été terrible. Ils disent qu’Arthur a combattu toute la journée.
— Dix minutes, dis-je distraitement.
— Et ils prétendent tous que c’est Lancelot qui l’a sauvé en arrivant in extremis avec une centaine de lanciers.
— Ils répètent tous la même rengaine, parce que ce sont les poètes de Lancelot qui ont écrit les chansons. »
Elle secoua la tête d’un air triste et donna une grande claque sur la sacoche de cuir dans laquelle elle rapporte les parchemins à Caer : « Si c’est la seule chose à mettre à l’actif de Lancelot, Derfel, que vont penser les gens ? Que les poètes mentent ?
— Qu’importe ce que pensent les gens ? fis-je avec humeur. Et les poètes sont des menteurs invétérés. C’est pour cela qu’on les paie. Mais vous m’avez demandé la vérité. Et quand je vous la dis, vous vous plaignez !
— Les guerriers de Lancelot, commença-t-elle à réciter, ses lanciers si hardis, Faiseurs de veuves et généreux de leur or. Massacreurs des Saxons, redoutés des Sais...
— Arrêtez, je vous prie ! J’ai entendu la chanson une semaine après qu’elle a été écrite !
— Mais si les chansons mentaient, plaida-t-elle, pourquoi Arthur n’a-t-il pas protesté ?
— Parce qu’il n’a jamais prêté le moindre intérêt aux chansons. Pourquoi l’aurait-il fait ? C’était un guerrier, non pas un barde, et du moment que ses hommes chantaient avant la bataille, il n’en avait rien à faire. En outre, il n’a jamais su chanter. Il croyait avoir une jolie voix, mais Ceinwyn affirmait qu’on aurait dit une vache qui pète. »
Igraine fronça les sourcils. « Je ne comprends pas pourquoi Arthur était si fâché que Lancelot ait fait la paix.
— Ce n’est pas bien difficile à comprendre. »
Je quittai mon tabouret pour m’approcher de l’âtre et retirer quelques braises à l’aide d’un bâton. J’alignai six charbons ardents sur le sol, puis en mis quatre d’un côté, deux de l’autre. « Ces quatre-ci, expliquai-je, représentent les forces d’Aelle, et ces deux-là, celles de Cerdic. Comprenez bien que jamais nous n’aurions pu vaincre les Saxons s’ils avaient été tous ensemble. Nous n’aurions pu en battre six, mais nous pouvions en battre quatre. Arthur prévoyait de combattre ces quatre-ci, puis de se retourner contre les autres : ainsi aurions-nous débarrassé la Bretagne des Saïs. Mais, en faisant la paix, Lancelot a renforcé Cerdic. » J’ajoutai une autre braise aux deux, si bien que le groupe des quatre faisait face à un nouveau groupe de trois, puis j’agitai le bâton qui avait commencé à prendre feu. « Nous avions affaibli Aelle, mais nous nous étions affaiblis par la même occasion parce que nous n’avions plus les trois cents lanciers de Lancelot. Ils étaient tenus par le traité de paix. Cerdic en était donc d’autant plus puissant. » Je poussai deux charbons ardents d’Aelle dans le camp de Cerdic. « Au total, nous n’avions fait qu’affaiblir Aelle pour renforcer Cerdic. Voilà le résultat de la paix de Lancelot.
— Vous donnez des leçons de calcul à notre Dame ? demanda Sansum qui s’était glissé dans la pièce avec un air soupçonneux. Moi qui croyais que vous composiez un évangile, ajouta-t-il sournoisement.
— Cinq miches de pain et deux poissons, s’empressa d’ajouter Igraine. Frère Derfel pensait que ce pouvait être cinq poissons et deux miches, mais je suis sûre d’avoir raison, n’est-ce pas, Seigneur Évêque ?
— Ma Dame a tout à fait raison, répondit Sansum. Et frère Derfel est un piètre chrétien. Comment pareil ignorantin peut-il écrire un évangile pour les Saxons ?
— Uniquement avec votre soutien attentionné, expliqua Igraine, et, naturellement, celui de mon mari. Ou vais-je dire au roi que vous lui tenez tête sur une bagatelle pareille ?
— Si vous le faisiez, vous seriez coupable du plus gros des mensonges, protesta l’hypocrite Sansum, dont mon habile reine avait déjoué une fois encore les plans. Je suis venu vous dire, Dame, que vos lanciers estiment que vous devriez partir. Le ciel se fait menaçant. »
Elle ramassa la sacoche de parchemins en me gratifiant d’un sourire. « Je viendrai vous voir lorsque la neige aura cessé, Frère Derfel.
— J’attends votre visite avec impatience, Dame. »
Elle me sourit à nouveau et passa devant le saint qui s’inclina plus bas que terre lorsqu’elle franchit la porte. Mais à peine était-elle sortie qu’il se redressa et me lança un regard foudroyant. Les années ont blanchi les toupets qui lui ont valu le sobriquet de Seigneur des Souris, mais l’âge ne l’a pas adouci. Il arrive encore au saint de se répandre en invectives et la douleur qu’il endure en urinant ne fait qu’empirer son sale caractère.
« Il y a une place spéciale en enfer pour les bonimenteurs, Frère Derfel !
— Je prierai pour ces pauvres âmes, Seigneur », répondis-je avant de lui tourner le dos et de tremper ma plume dans l’encre pour continuer le récit des aventures d’Arthur, mon seigneur de la guerre, mon pacificateur et ami.
*
Les années suivantes furent les années glorieuses. Igraine qui écoute trop les poètes leur donne le nom de Camelot. Pas nous. Ce furent les meilleures années du gouvernement arthurien, les années où il façonna le pays suivant ses désirs, où jamais la Dumnonie ne fut plus proche de son idéal d’une nation en paix avec elle-même et avec ses voisins. Mais c’est uniquement avec le recul que ces années paraissent beaucoup plus souriantes qu’elles ne l’étaient. Parce que les années qui suivirent furent bien pires. À entendre les histoires qu’on raconte le soir au coin du feu, on croirait que nous avions fait un pays tout nouveau en Bretagne, que nous l’avions baptisé Camelot et qu’il était peuplé de brillants héros. Mais la vérité est simplement que nous avons gouverné la Dumnonie de notre mieux et justement, et que nous ne l’avons jamais appelée Camelot. Il y a encore quelques années, je n’avais même jamais entendu ce nom. Camelot n’existe que dans les songes des poètes, tandis que dans notre Dumnonie, ces années connurent encore leur lot de disettes, d’épidémies et de guerres.
Ceinwyn s’installa en Dumnonie et c’est à Lindinis que notre premier enfant vit le jour : une fille, que nous appelâmes Morwenna, du nom de la mère de Ceinwyn. Elle était née avec les cheveux noirs, qu’elle perdit bientôt pour un casque d’or pareil à celui de sa mère. Adorable Morwenna.
Merlin ne s’était pas trompé au sujet de Guenièvre, car à peine Lancelot eut-il installé son nouveau gouvernement à Venta qu’elle se dit lasse de son tout nouveau palais de Lindinis. Il était trop humide, assura-t-elle, et beaucoup trop exposé aux vents frais qui balayaient les marais des environs d’Ynys Wydryn, et trop froid en hiver. Soudain, plus rien ne trouva grâce à ses yeux, hormis le vieux Palais d’hiver du roi Uther à Durnovarie. Mais Durnovarie était presque aussi loin de Venta que Lindinis, et Guenièvre persuada donc Arthur qu’il fallait préparer une maison pour le jour lointain où Mordred deviendrait roi et, en raison de ses privilèges, exigerait le retour du Palais d’hiver. Arthur laissa donc le choix à sa femme. Personnellement, il rêvait d’une salle robuste avec une palissade, ses écuries et ses greniers, mais, comme Merlin l’avait prédit, Guenièvre trouva une villa romaine au sud du fort de Vindocladia, sur la frontière entre la Dumnonie et le nouveau royaume belge de Lancelot. La villa se dressait sur une colline, au-dessus d’une crique, et Guenièvre la baptisa son « palais marin ». Elle fit rénover la demeure par un essaim de maçons et y installa toutes les statues qui décoraient autrefois Lindinis. Elle fit même venir la mosaïque du hall d’entrée de son ancien palais. Pendant un temps, Arthur s’inquiéta : le Palais marin lui paraissait dangereusement proche des terres de Cerdic, mais Guenièvre lui assura que la paix négociée à Londres serait durable. Et voyant à quel point sa femme était attachée à cet endroit, Arthur se laissa fléchir. Peu lui importait, au fond, où était son foyer car il était rarement chez lui. Il aimait à se déplacer et à parcourir dans tous les sens le royaume de Mordred.
Quant au futur roi dont Ceinwyn et moi avions la tutelle, il s’installa dans le palais dévalisé de Lindinis avec soixante lanciers, dix cavaliers pour porter les messages, seize cuisinières et vingt-huit esclaves domestiques. Nous disposions aussi d’un régisseur, d’un chambellan, d’un barde, de deux chasseurs, d’un brasseur d’hydromel, d’un fauconnier, d’un médecin, d’un portier, d’un maître de chandelles et de six cuisiniers. Et tous avaient leurs esclaves. Outre ces esclaves domestiques, nous avions une petite armée d’autres esclaves qui travaillaient la terre, étêtaient les arbres et veillaient à l’entretien des fossés. Une petite ville se développa autour du palais, avec ses potiers, ses cordonniers et ses forgerons, sans oublier les marchands qui s’enrichissaient de nos affaires.
Tout cela nous paraissait bien loin de Cwm Isaf. Nous dormions maintenant dans une chambre couverte d’un toit de tuiles, avec des murs de plâtre et des encadrements de porte à piliers. Nous prenions nos repas dans une salle de banquet qui aurait pu accueillir une centaine de convives. Mais, souvent, nous la délaissions pour une petite pièce qui donnait sur les cuisines, car je ne supportais pas qu’on nous serve des plats froids quand ils étaient censés être chauds. S’il pleuvait, nous pouvions nous promener sous les arcades couvertes de la cour extérieure et rester ainsi au sec. Dans la cour intérieure, il y avait un bassin alimenté par une source où, en été, lorsque le soleil chauffait les tuiles, nous pouvions nager. Rien de tout cela ne nous appartenait, bien entendu. Ce palais et ces vastes terres étaient les honneurs dus à un roi : tous étaient la propriété du roitelet de six ans.
Ceinwyn était certes habituée au luxe, mais pas sur une telle échelle. La présence constante des esclaves et des serviteurs ne devait jamais la gêner autant que moi, et elle s’acquittait de ses devoirs avec une diligence et une bonne humeur qui faisaient régner dans le palais une atmosphère sereine et heureuse. C’est Ceinwyn qui dirigeait les serviteurs, surveillait les cuisines et tenait les comptes, mais je sais que Cwm Isaf lui manquait et, le soir, il lui arrivait de s’installer avec sa quenouille et de filer la laine pendant que nous bavardions.
Bien souvent nous parlions de Mordred. Nous avions tous deux espéré que les récits de ses méfaits étaient des exagérations, mais tel n’était pas le cas. S’il y eut jamais un sale gosse, c’est bien Mordred. Dès le premier jour où il arriva sur un char à bœufs de la salle de Culhwch, près de Durnovarie, il commença à faire des siennes. Je finis par le prendre en grippe. Dieu me vienne en aide. Ce n’était qu’un enfant, et je le détestais.
Le roi a toujours été petit pour son âge. Mais, malgré son pied-bot il était bien bâti et musclé, quoique un peu gras. Son visage était tout rond, mais défiguré par un nez étrangement bulbeux qui rendait le malheureux enfant affreusement laid. Ses cheveux bruns étaient naturellement bouclés et se séparaient en deux grandes touffes qui lui valurent des autres gamins de Lindinis le surnom de « tête de balais ». Mais jamais ils ne le lui auraient dit en face. Ses yeux le vieillissaient étrangement, car même à six ans il avait un regard circonspect et méfiant, qui ne devait pas s’arranger lorsqu’il entra dans l’âge adulte et que ses traits se durcirent. C’était un garçon intelligent mais qui refusait obstinément d’apprendre ses lettres. Le barde de la maison, un jeune homme sérieux qui répondait au nom de Pyrlig, était chargé de lui apprendre à lire, à compter, à chanter, à jouer de la harpe, à invoquer les Dieux et à apprendre la généalogie de sa maison royale, mais Mordred eut tôt fait de prendre la mesure de Pyrlig. « Il ne fera rien, Seigneur ! se plaignit le barde. Je lui donne un parchemin, il le déchire. Je lui donne une plume, il la brise. Je le frappe, il me mord. Voyez ! » Il tendit son maigre poignet mangé par les puces et sur lequel on voyait la trace rouge des dents royales.
Je postai Eachern, un rude petit lancier irlandais, dans la salle de classe avec ordre de tenir le roi en respect et cela donna d’assez bons résultats. Une rouste persuada notre roitelet qu’il avait trouvé plus fort que lui et il se plia à contrecœur à la discipline, tout en persistant à ne rien vouloir apprendre. Apparemment, on pouvait obliger un enfant à rester tranquille, mais pas le forcer à apprendre. Mordred essaya d’effrayer Eachern en lui promettant de se venger lorsqu’il serait roi, mais l’Irlandais se contenta de lui flanquer une autre raclée tout en se promettant de rentrer en Irlande le jour où Mordred monterait sur le trône. « Si tu veux ta revanche, Seigneur Roi, expliqua-t-il en donnant une nouvelle trempe au garçon, il te faudra conduire ton armée en Irlande et nous te donnerons la volée de bois vert que tu mérites. »
Mais Mordred n’était pas simplement un sale gosse. Nous aurions pu en venir à bout. Il était réellement méchant. Ses actes étaient conçus pour blesser, voire pour tuer. Il avait dix ans le jour où on découvrit cinq vipères dans le cellier où nous entreposions les cuves d’hydromel. Seul Mordred avait pu les y placer, et sans doute l’avait-il fait dans l’espoir qu’un esclave ou un serviteur se ferait mordre. Mais le cellier était si froid que les serpents étaient assoupis, et nous n’eûmes aucun mal à les tuer. Un mois plus tard, cependant, une servante mourut après avoir mangé des champignons vénéneux. Nul ne savait qui avait fait la substitution, mais tout le monde était persuadé que c’était Mordred. Comme si, disait Ceinwyn, ce petit corps pugnace enfermait l’esprit calculateur d’un adulte. Je crois bien qu’elle le détestait autant que moi, mais elle faisait son possible pour être gentille avec lui et avait horreur qu’on le frappe. « Cela ne fait que le rendre pire encore, me reprocha-t-elle.
— J’en ai bien peur.
— Alors pourquoi continuer ?
— Parce que si tu essaies la douceur, il en profite aussitôt », répondis-je en haussant les épaules. Au début, lorsque Mordred était arrivé à Lindinis, je m’étais promis de ne jamais le frapper, mais quelques jours avaient suffi pour que je renonce à cette noble ambition et, à la fin de la première année, il me suffisait d’apercevoir cette affreuse trogne au nez bulbeux et à l’air grognon pour avoir envie de le prendre sur mes genoux et de le fouetter jusqu’au sang.
Et même Ceinwyn finit par le frapper. Elle ne le voulait pas, mais un jour je l’entendis hurler. Mordred avait déniché une aiguille et l’enfonçait nonchalamment dans le cuir chevelu de Morwenna. Il voulait juste voir ce qui se passerait s’il plongeait l’aiguille dans l’œil du bébé, mais Ceinwyn avait accouru en entendant sa fille crier. Elle le repoussa si brutalement qu’elle l’envoya rouler de l’autre côté de la pièce. À compter de ce jour, nous ne devions plus jamais laisser le bébé dormir seul. Une servante restait toujours à son chevet. Mais Mordred avait désormais ajouté le nom de Ceinwyn à la liste de ses ennemis.
« Il est tout simplement mauvais, m’expliqua Merlin. Tu te souviens certainement de la nuit où il est né ?
— Certainement, car, à la différence de Merlin, j’étais là.
— Ils ont laissé faire les chrétiens, n’est-ce pas ? me demanda-t-il. Et ils n’ont fait appel à Morgane que lorsque les choses ont mal tourné. Quelles précautions ont pris les chrétiens ?
— Des prières. Je me souviens d’un crucifix », répondis-je dans un haussement d’épaules. Je n’avais pas été dans la chambre de l’accouchement, naturellement, car ce n’est pas la place d’un homme, mais j’avais observé les choses depuis les remparts de Caer Cadarn.
« Pas étonnant que tout se soit mal passé, trancha Merlin. Des prières ! À quoi servent des prières contre un mauvais esprit ? Il faut de l’urine sur le pas de la porte, du fer dans le lit, de l’armoise commune dans le feu. » Il hocha tristement la tête. « Un esprit s’est glissé dans le garçon avant que Morgane n’ait pu l’aider. Voilà pourquoi son pied est déformé. L’esprit s’accrochait probablement au pied quand il a senti l’arrivée de Morgane.
— Mais alors, comment chasser l’esprit ?
— En enfonçant une épée dans le cœur du malheureux enfant, fit-il en souriant et en se renversant dans son fauteuil.
— Je vous en prie, Seigneur, comment ?
— Le vieux Balise pensait qu’on pouvait y parvenir en mettant deux vierges dans le lit du possédé. Tous nus, bien entendu, précisa-t-il en gloussant. Pauvre vieux Balise ! C’était un bon druide, mais l’écrasante majorité de ses charmes obligeaient à dévêtir des jeunes filles. L’idée était que l’esprit préférerait le corps d’une vierge, tu comprends, si bien qu’en lui offrant deux vierges on lui donnait l’embarras du choix. Tout le but de la manœuvre était de les arracher du lit au moment précis où l’esprit était sorti du corps du possédé sans avoir encore eu le temps de décider laquelle il préférait. Il fallait saisir cet instant pour les tirer tous trois du lit et jeter un tison sur la paillasse. L’esprit était censé s’envoler en fumée mais, vois-tu, tout ceci n’a jamais eu grand sens pour moi. J’avoue avoir essayé une fois. J’ai essayé de guérir un pauvre vieux fou du nom de Malldyn, et tout ce que j’ai réussi à obtenir, c’est un idiot doublé d’un cocu et deux petites esclaves effarouchées, sans compter que tous les trois ont été légèrement brûlés. Pour finir, on a envoyé Malldyn dans l’île des Morts, conclut-il avec un soupir. Le meilleur endroit pour lui. Tu pourrais envoyer Mordred là-bas ? »
L’île des Morts est l’endroit où nous enfermions nos fous furieux. Nimue y avait séjourné autrefois et j’étais allé l’arracher à son enfer.
« Arthur ne le permettrait jamais, dis-je.
— J’imagine que non. Je vais essayer un charme pour vous, mais je ne puis dire que je sois très optimiste. »
Merlin habitait chez nous désormais. C’était un vieil homme qui se mourait lentement, du moins est-ce l’impression qu’il nous donnait, car le feu qui avait consumé le Tor l’avait vidé de son énergie en même temps que s’était dissipé son rêve de réunir les Trésors de la Bretagne. De tout cela, il ne restait plus qu’une coque desséchée qui vieillissait à vue d’œil. Il passait des heures assis au soleil et, l’hiver, se blottissait au coin du feu. Il conservait sa tonsure de druide mais ne prenait plus la peine de tresser sa barbe blanche. Il mangeait peu mais était toujours prêt à parler, quoique jamais de Dinas et de Lavaine ni du redoutable moment où Cerdic lui avait coupé une tresse. C’était cet outrage, me semblait-il, autant que le Tor détruit par la foudre, qui l’avait vidé de sa vie, mais il conservait encore un infime et timide espoir. Il était convaincu que le Chaudron n’avait pas été brûlé, mais qu’on l’avait volé. Et au début de notre séjour à Lindinis il me le prouva dans le jardin. Il construisit un semblant de tour avec des bûches, plaça au centre une coupe en or et une poignée de petit bois à la base puis ordonna qu’on allât chercher du feu aux cuisines.
Cet après-midi-là, même Mordred fut sage. Le feu avait toujours fasciné le roi et c’est les yeux grands ouverts qu’il regarda la tour miniature s’embraser au soleil. Les rondins de bois s’effondrèrent tandis que les flammes continuaient à crépiter. Il faisait presque nuit lorsque Merlin envoya chercher un râteau de jardinier pour fouiller les cendres. Il en ressortit la coupe en or, méconnaissable et déformée par le feu. Mais l’or était là.
« Je suis allé au Tor le lendemain de l’incendie, Derfel, et j’ai passé les cendres au peigne fin. J’ai retiré à la main tous les bouts de bois brûlés, j’ai passé les escarbilles au tamis, j’ai ratissé les débris et n’ai trouvé aucune trace d’or. Pas une once. Quelqu’un aura enlevé le Chaudron et mis le feu à la tour. Je soupçonne que les Trésors ont été volés en même temps, car ils étaient tous entreposés là-bas, excepté le chariot et l’autre.
— Quel autre ? »
L’espace d’un instant je crus qu’il ne ferait aucune réponse, puis il haussa les épaules comme si plus rien n’avait d’importance : « L’épée de Rhydderch. Tu la connais sous le nom de Caledfwlch. » Il parlait de l’épée d’Arthur, Excalibur.
« Vous la lui avez donnée alors même que c’est l’un des Trésors ? demandai-je stupéfait.
— Pourquoi pas ? Il a promis de me la rendre quand j’en aurais besoin. Il ne sait pas que c’est l’épée de Rhydderch, Derfel, et tu dois me jurer de ne pas le lui dire. S’il le découvre, il fera une sottise. Il la fera fondre pour prouver qu’il ne craint pas les Dieux. Arthur est parfois obtus, mais c’est le meilleur souverain que nous ayons et j’ai décidé de lui donner un petit pouvoir secret supplémentaire en le laissant se servir de l’épée de Rhydderch. Il s’en moquerait s’il le savait, bien sûr, mais un jour la flamme s’embrasera et il ne rira plus. »
Je voulais en savoir plus sur l’épée, mais il refusa d’en dire davantage : « Ça n’a plus aucune espèce d’importance maintenant, tout est terminé. Les Trésors ont disparu. Nimue se mettra à leur recherche, j’imagine, mais moi, je suis trop vieux. Beaucoup trop vieux. »
J’avais horreur de l’entendre parler ainsi. Après tous les efforts consentis pour rassembler les Trésors, il semblait qu’il eût abandonné la partie. Même le Chaudron, pour lequel nous avions bravé la Route de Ténèbre, ne paraissait plus avoir la moindre valeur.
« Si les Trésors existent encore, Seigneur, on peut les retrouver, insistai-je.
— On les retrouvera, répondit-il avec un sourire indulgent. On les retrouvera, bien sûr.
— Alors pourquoi ne pas nous mettre à leur recherche ? » Il soupira comme si mes questions l’importunaient : « Parce qu’ils sont cachés, Derfel, et que leur cachette sera protégée par un charme de dissimulation. Je le sais. Je le sens bien. Alors, il nous faut attendre que quelqu’un essaie de se servir du Chaudron. Quand cela se produira, nous le saurons, car moi seul sais comment m’en servir, et si quelqu’un essaie de faire appel à ses pouvoirs il répandra l’horreur à travers la Bretagne. » Il haussa les épaules : « Attendons l’horreur, Derfel. Et ce jour-là nous plongerons au cœur de l’horreur et c’est là que nous trouverons le Chaudron.
— Alors, à votre avis, qui l’a volé ? »
Il ouvrit les mains pour signifier qu’il n’en savait rien. « Les hommes de Lancelot ? Pour Cerdic, probablement. Ou peut-être pour ces deux jumeaux siluriens. Je les ai passablement sous-estimés, n’est-ce pas ? Mais ça n’a plus aucune importance aujourd’hui. Seul l’avenir nous le dira, Derfel, seul l’avenir nous le dira. Attendons l’horreur et nous le retrouverons. » Il paraissait s’en satisfaire et, en attendant, racontait de vieilles histoires et écoutait les nouvelles. De temps à autre, il se dirigeait d’un pas traînant vers sa chambre, qui donnait sur la cour extérieure, et y concoctait quelque charme, généralement dans l’intérêt de Morwenna. Il disait encore la bonne aventure, qu’il lisait habituellement en répandant une couche de cendres froides sur les dalles de la cour et en laissant une couleuvre se frayer son chemin sur la poussière. Mais je constatai que ses conclusions étaient toujours débonnaires et optimistes. Il ne prenait aucun plaisir à cette tâche. Il n’avait pas perdu tout pouvoir, car un jour que Morwenna avait la fièvre il prépara un charme de laine et de faînes, puis il lui fit avaler une potion à base de cloportes écrasés qui eut raison de la fièvre. En revanche, chaque fois que Mordred était malade, il imaginait toujours des charmes qui ne faisaient qu’aggraver le mal, même si le roi s’en est toujours sorti. « Le démon le protège, expliqua Merlin, et ces temps-ci je suis trop faible pour m’attaquer aux petits démons. » Il s’appuyait sur ses coussins et invitait un chat à s’installer sur ses genoux. Il avait toujours aimé les chats et nous n’en manquions pas à Lindinis. Merlin se plaisait au palais. Nous étions amis, il adorait Ceinwyn et nos filles, et il était entouré de soins par Gwlyddyn, Ralla et Caddwg, ses anciennes servantes du Tor. Les enfants des deux premières grandissaient avec les nôtres, et tous étaient unis contre Mordred. Lorsque le roi fêta ses douze ans, Ceinwyn avait déjà été cinq fois mère. Les trois filles survécurent, mais les deux garçons moururent dans les jours suivant leur naissance et Ceinwyn attribua leur mort au mauvais esprit de Mordred : « Je ne veux pas d’autres garçons dans le palais, conclut-elle tristement. Rien que des filles.
— Mordred partira bientôt », lui promis-je, car je comptais les jours qui nous séparaient de son quinzième anniversaire, c’est-à-dire du jour où il serait acclamé roi.
Arthur comptait les jours, lui aussi, mais avec une certaine crainte car il redoutait que Mordred ne défît tout ce qu’il avait accompli. Arthur nous rendait souvent visite à Lindinis en ce temps-là. Nous entendions des bruits de sabots dans la cour, la porte s’ouvrait et sa voix résonnait dans les grandes salles à moitié vides du palais. « Morwenna ! Seren ! Dian ! » criait-il, et nos trois casques d’or couraient ou trottinaient pour se jeter dans ses bras, et il les couvrait de cadeaux : du miel en rayon, de petites broches ou la fragile coquille en spirale d’un escargot. Puis, les filles dans les bras, il nous rejoignait pour nous donner les dernières nouvelles : on avait reconstruit un pont, ouvert un tribunal, déniché un magistrat honnête ou exécuté un bandit de grands chemins. Ou il parlait de quelque prodige naturel : un serpent de mer aperçu au large, un veau né avec cinq pattes ou même une histoire de jongleur qui avalait le feu.
« Comment va le roi ? ne manquait-il jamais de nous demander quand il en avait fini.
— Le roi grandit », répondait invariablement Ceinwyn d’un ton calme, et Arthur s’en tenait là.
Il nous donnait des nouvelles de Guenièvre, et tout allait toujours bien, même si Ceinwyn et moi soupçonnions que son ardeur dissimulait une curieuse solitude. Il n’a jamais été seul, mais je crois qu’il n’a jamais découvert non plus l’âme sœur dont il avait tant besoin. Autrefois, Guenièvre s’était intéressée aux affaires du gouvernement avec autant de passion qu’Arthur, mais elle s’en était peu à peu détournée pour consacrer toutes ses énergies au culte d’Isis. Arthur, que la ferveur religieuse avait toujours mis mal à l’aise, feignait de s’intéresser à cette Déesse de femme, mais en vérité je crois qu’il était convaincu que Guenièvre perdait son temps à rechercher un pouvoir qui n’existait pas, tout comme nous avions perdu notre temps naguère à traquer le Chaudron.
Guenièvre ne lui donna qu’un fils. De deux choses l’une, assurait Ceinwyn : ou ils faisaient chambre à part, ou Guenièvre employait de la magie de femme pour empêcher la conception. Tous les villages avaient leur sage-femme qui savait quelles herbes rempliraient cet office, de même qu’elles savaient celles qui provoqueraient un avortement ou soigneraient une maladie. Arthur, j’en étais convaincu, aurait aimé d’autres enfants, car il les adorait, et il n’était jamais plus heureux que lorsqu’il venait avec Gwydre dans notre palais. Arthur et son fils se plaisaient au milieu de la ribambelle d’enfants qui se promenaient, insouciants, à Lindinis, mais prenaient grand soin d’éviter la présence songeuse et maussade de Mordred. Gwydre jouait avec nos trois fillettes et avec les trois de Ralla, et avec les deux douzaines d’enfants d’esclaves ou de servantes qui formaient de petites armées pour des parodies de combat ou qui suspendaient des manteaux de guerre aux branches d’un poirier pour en faire un semblant de maison où ils imitaient les passions et les procédures du palais. Mordred avait ses compagnons à lui : tous des garçons et tous des esclaves. Étant plus âgés, ils vadrouillaient à leur guise et nous avions ensuite des échos de leurs virées : faucille volée dans une cabane, toit de chaume ou meule de foin incendiés, tamis éventré, haie saccagée et, plus tard, agression d’une petite bergère ou de la fille d’un fermier. Arthur écoutait, frissonnait puis allait parler au roi, mais rien n’y faisait.
Guenièvre venait rarement à Lindinis. En revanche, mes obligations, qui m’amenaient à sillonner la Dumnonie au service d’Arthur, me conduisaient assez souvent au Palais d’hiver de Durnovarie. Et c’est là, le plus souvent, que je rencontrais Guenièvre. Elle était courtoise avec moi, mais il vrai que nous étions tous courtois en ce temps-là car Arthur avait inauguré sa grande bande de guerriers. Il m’avait fait part de son idée à Cwm Isaf, mais c’est dans les années de paix qui suivirent la bataille de Londres qu’il fit de sa confrérie de lanciers une réalité.
Aujourd’hui encore, si vous parlez de la Table Ronde, certains vieillards se souviendront en gloussant de cette vieille tentative pour dompter la rivalité, l’hostilité et l’ambition. La Table Ronde, bien sûr, n’a jamais été son vrai nom. Ce n’était qu’un sobriquet. Arthur lui-même avait décidé de l’appeler la Confrérie de Bretagne, ce qui était beaucoup plus impressionnant, mais personne ne devait jamais l’appeler ainsi. Tous s’en souvenaient, quand ils s’en souvenaient, comme du serment de la Table Ronde, et probablement avaient-ils oublié qu’elle était censée nous apporter la paix. Pauvre Arthur. Il y croyait vraiment, à sa Confrérie, et si les baisers pouvaient apporter la paix un millier de morts seraient encore parmi nous aujourd’hui. Arthur avait essayé de changer le monde par l’amour.
*
La Confrérie de Bretagne devait être inaugurée au Palais d’hiver de Durnovarie, en été, après qu’une épidémie eut emporté Leodegan, le père de Guenièvre et le roi en exil de Henis Wyren. Mais en juillet, alors que nous étions censés nous retrouver là-bas, la peste s’était abattue sur Durnovarie et, au tout dernier moment, Arthur avait décidé que la grande assemblée aurait lieu au Palais marin désormais resplendissant au sommet de la colline. Lindinis eût été un meilleur endroit pour les cérémonies inaugurales, car le palais était beaucoup plus grand, mais probablement Guenièvre avait-elle souhaité faire admirer sa nouvelle demeure. Sans doute lui était-il agréable de voir tous les rudes guerriers barbus et chevelus de la Bretagne se promener à travers ses salles civilisées et ses arcades ombragées. C’est cette beauté, semblait-elle nous dire, que vous devez protéger de votre vie, même si elle prit grand soin que nous soyons peu nombreux à dormir dans la villa agrandie. Nous installâmes notre campement à l’extérieur et, en vérité, nous en étions ravis.
Ceinwyn vint avec moi. Elle n’allait pas très bien car les cérémonies se déroulèrent peu de temps après la naissance de son troisième enfant, un garçon. L’accouchement difficile s’était soldé par une Ceinwyn très affaiblie. L’enfant n’avait pas survécu. Mais Arthur la supplia de venir. Il voulait que tous les seigneurs de Bretagne fussent réunis, et bien que personne ne vînt du Gwynedd, d’Elmet ou des autres royaumes du nord, beaucoup consentirent à un long voyage. Et presque tous les grands de Dumnonie répondirent présents. Cuneglas de Powys, Meurig de Gwent, le prince Tristan de Kernow, tous vinrent de même, naturellement, que Lancelot, et tous ces rois se firent accompagner de seigneurs, de druides, d’évêques et de chefs, si bien que les tentes et les abris formaient un grand cercle tout autour de la colline. Mordred, alors âgé de neuf ans, vint avec nous et, au grand dégoût de Guenièvre, fut logé à l’intérieur du palais avec les autres rois. Merlin refusa de venir. Il affirma qu’il était trop vieux pour ces sottises. Galahad fut nommé maréchal de la Confrérie et présida aux cérémonies avec Arthur. Comme lui, il croyait profondément à cette entreprise.
Je n’en ai jamais fait l’aveu à Arthur, mais j’étais moi-même mal à l’aise. Son idée était que nous allions tous nous lier par un serment de paix et d’amitié qui nous ferait oublier nos vieilles inimitiés et interdirait à jamais aux Frères de Bretagne de lever leurs lances les uns contre les autres. Les Dieux eux-mêmes semblaient se gausser de cette ambition car le jour se leva sur un temps glacial et un ciel sombre, même s’il ne tomba pas une goutte de pluie de la journée. Arthur, qui était ridiculement optimiste, voulut y voir un signe de bon augure.
Personne ne portait ni épée, ni lance ni bouclier au cours de cette cérémonie, qui eut lieu dans le jardin d’agrément du Palais, entre les deux nouvelles arcades construites sur les talus qui descendaient vers la crique. Les étendards flottaient sur les arcades, où deux chœurs entonnaient des chants solennels pour donner aux cérémonies une dignité de circonstance. Au nord du jardin, tout près d’une grande porte cintrée qui menait au palais, on avait dressé une table. Une table ronde, même si cette forme n’avait pas de signification particulière : c’était simplement la plus commode à installer dans le jardin. Elle n’était pas très grande – son diamètre devait être à peu de choses près comparable à l’envergure d’un homme les bras tendus – mais elle était fort belle. Elle était romaine, naturellement, et taillée dans une pierre blanche translucide dans laquelle était sculpté un superbe cheval aux ailes déployées. L’une de ces ailes était fendue sur toute la longueur, mais la table restait imposante et le cheval ailé était une merveille. Sagramor assurait n’avoir jamais vu de bête pareille au cours de ses voyages, mais prétendait qu’il existait bel et bien des chevaux volants de ce genre dans les pays mystérieux qui se trouvaient par-delà les océans de sable. Sagramor avait épousé Malla, sa robuste Saxonne, et était désormais père de deux garçons.
Les seules épées autorisées étaient celles des rois et des princes. L’épée de Mordred était posée sur la table, entrecroisée avec les lames de Lancelot, Meurig, Cuneglas, Galahad et Tristan. L’un après l’autre, chacun s’avança : rois, princes, chefs et seigneurs, tout le monde posa les mains à l’endroit où se touchaient les six lames pour prononcer le serment d’amitié et de paix. Ceinwyn avait fait passer des habits neufs à Mordred, puis elle lui avait coupé les cheveux et l’avait peigné pour éviter que ces boucles n’aient l’air de deux balais au sommet de son crâne rond, mais il avait quand même l’air d’un empoté quand il clopina sur son pied-bot afin de marmonner le serment. J’admets que l’instant où je mis la main sur les lames fut assez solennel : comme la plupart des hommes présents, j’avais réellement l’intention d’honorer ce serment qui était, bien entendu, réservé aux hommes, car Arthur considérait que ce n’était pas l’affaire des femmes, même si beaucoup se postèrent sur la terrasse, au-dessus de la porte cintrée, pour suivre la longue cérémonie. À l’origine, Arthur avait voulu réserver l’appartenance à cette Confrérie aux seuls guerriers assermentés qui avaient combattu les Saxons, mais il l’avait maintenant élargie à tous les grands qu’il avait pu attirer dans son palais. Lorsque tous eurent défilé, il prêta serment à son tour puis rejoignit la terrasse pour nous expliquer que le serment que nous venions de prêter était le plus sacré que nous eussions jamais prononcé, que nous avions promis de donner la paix à la Bretagne et que, si l’un de nous trahissait son serment, le devoir de tous les autres était de punir le fautif. Puis il nous demanda de nous embrasser et l’on servit à boire.
La solennité du jour ne devait pas s’arrêter là. Arthur avait observé avec soin ceux qui évitaient de s’embrasser ; les unes après les autres, il convia ces âmes récalcitrantes dans les grandes salles du palais pour leur imposer la réconciliation. Arthur lui-même donna l’exemple en serrant dans ses bras Sansum, puis Melwas, le roi des Belges détrôné qu’il avait exilé à Isca. Melwas consentit de mauvaise grâce au baiser de paix mais mourut un mois plus tard après avoir ingurgité des huîtres avariées. Le destin est inexorable, aimait à nous répéter Merlin.
Ces réconciliations plus intimes retardèrent inévitablement le banquet qui devait être servi dans la grande salle où Arthur réunissait les anciens ennemis et l’on porta de nouvelles cuves d’hydromel au jardin où les guerriers las attendaient et tâchaient de deviner quels seraient les prochains appelés. Je savais qu’Arthur m’appellerait, car j’avais pris grand soin d’éviter Lancelot au cours de la cérémonie. De fait, Hygwydd, l’écuyer d’Arthur, vint me trouver pour m’entraîner dans la grande salle où, comme je le craignais, Lancelot et ses courtisans m’attendaient. Arthur avait persuadé Ceinwyn de venir et, pour l’épauler, avait également prié son frère Cuneglas de venir. Nous nous tenions tous les trois d’un côté de la salle, Lancelot et ses hommes de l’autre, tandis qu’Arthur, Galahad et Guenièvre présidaient depuis le dais où la table du banquet était déjà dressée. Arthur rayonnait : « J’ai réuni dans cette salle quelques-uns de mes amis les plus chers, déclara-t-il. Le roi Cuneglas, le meilleur allié qu’un homme puisse avoir dans la guerre comme dans la paix, le roi Lancelot auquel je suis lié comme à un frère, le seigneur Derfel Cadarn, brave entre les braves, et ma chère princesse Ceinwyn. »
Il souriait. J’étais mal à l’aise, ne sachant où me mettre, comme un épouvantail dans un champ de pois. Ceinwyn était toute gracieuse, Cuneglas gardait les yeux fixés sur le plafond peint, Lancelot fronçait les sourcils, Amhar et Loholt essayaient de prendre un air belliqueux, tandis que le visage de Dinas et de Lavaine ne laissait paraître que le mépris. Guenièvre nous observait attentivement sans rien trahir de ses sentiments, même si je soupçonne qu’elle avait autant de mépris que les druides pour cette cérémonie arrangée par son mari. Arthur souhaitait ardemment la paix, et Galahad et lui étaient les seuls qui n’avaient pas l’air gêné.
Comme aucun de nous ne parlait, Arthur ouvrit les bras et quitta le dais : « J’exige que le mauvais sang qui existe entre vous soit versé maintenant, une fois pour toutes, puis oublié. »
Il attendit de nouveau. Je traînais les pieds tandis que Cuneglas tirait sur ses moustaches.
« Je vous en prie », insista Arthur.
Ceinwyn esquissa un infime haussement d’épaules et déclara : « Je regrette la peine que j’ai faite au roi Lancelot. »
Ravi que la glace commence à fondre, Arthur se tourna en souriant vers le roi des Belges : « Seigneur Roi ? insista-t-il auprès de Lancelot. Allez-vous lui pardonner ? »
Tout de blanc vêtu, Lancelot la regarda et s’inclina.
« Est-ce un pardon ? » grondai-je.
Lancelot s’empourpra, mais se débrouilla pour répondre aux attentes d’Arthur : « Je n’ai point de querelle avec la princesse Ceinwyn, fit-il avec raideur.
— Voilà ! » s’exclama Arthur, ravi de ces mots prononcés du bout des lèvres, et il tendit les bras pour les inviter à avancer : « Embrassez-vous, dit-il. Et j’aurai la paix ! »
Tous deux s’avancèrent, se donnèrent un baiser sur la joue et reculèrent. Le geste fut aussi chaleureux que la nuit étoilée où nous avions attendu le Chaudron dans des rochers de Llyn Cerrig Bach, mais Arthur en fut satisfait. « Derfel, reprit-il, ne vas-tu pas embrasser le roi ? »
Je me raidis. « Je l’embrasserai, Seigneur, lorsque ses druides auront retiré les menaces qu’ils ont proférées contre la princesse Ceinwyn. »
Le silence se fit. Guenièvre soupira et tapota du pied sur la mosaïque du dais, celle-là même qu’elle avait retirée de Lindinis. Elle était plus superbe que jamais. Elle portait une robe noire, peut-être pour mieux marquer la solennité du jour, et la robe était cousue de douzaines de croissants de lune en argent. Ses cheveux roux étaient ramenés en tresses enroulées autour de son crâne et maintenus en place par deux épingles en forme de dragon. Elle portait autour du cou le collier d’or qu’Arthur lui avait envoyé il y a longtemps après une bataille contre les Saxons d’Aelle. Elle m’avait dit alors qu’elle ne l’aimait pas, mais il lui allait à merveille. Peut-être toutes ces cérémonies lui paraissaient-elles fastidieuses, mais elle fit de son mieux pour aider son mari.
« Quelles menaces ? me demanda-t-elle froidement.
— Ils savent, fis-je en regardant les jumeaux.
— Nous n’avons fait aucune menace, protesta sèchement Lavaine.
— Mais vous pouvez faire disparaître les étoiles », repris-je d’un ton accusateur.
Un léger sourire éclaira le beau visage de brute de Dinas : « La petite étoile en papier, Seigneur Derfel ? demanda-t-il en feignant la surprise. Est-ce cela votre affront ?
— C’était votre menace.
— Mon Seigneur ! fit Dinas en se tournant vers Arthur. Ce n’était qu’un tour pour enfants. Cela ne signifiait rien.
— Vous le jurez ? demanda Arthur en posant son regard sur les druides.
— Sur la vie de mon frère, promit Dinas.
— Et la barbe de Merlin ? Vous l’avez encore ? » J’avais choisi de les défier. Guenièvre soupira comme pour suggérer que je devenais fatigant. Galahad fronça les sourcils. Hors du palais, les voix des guerriers se faisaient rauques sous l’effet de l’hydromel. Lavaine leva les yeux vers Arthur.
« Il est exact, commença-t-il d’un ton courtois, que nous possédions une mèche de la barbe de Merlin coupée après qu’il avait insulté le roi Cerdic. Mais sur ma vie, Seigneur, nous l’avons brûlée.
— Nous ne combattons pas les vieillards, grogna Dinas avant de se tourner vers Ceinwyn. Ni les femmes. »
Arthur s’illumina. « Allons, Derfel, approche. La paix régnera entre mes amis les plus chers. »
J’hésitai encore, mais Ceinwyn et son frère me pressèrent d’avancer et, pour la seconde et dernière fois de ma vie, j’embrassai Lancelot. Mais cette fois, plutôt que de chuchoter les insultes que nous avions échangées la première fois, nous ne dîmes rien. Un baiser suffit, et chacun recula d’un pas.
« La paix régnera entre vous, insista Arthur.
— Je le jure, Seigneur, répondis-je avec raideur.
— Je n’ai point de querelle », fit Lancelot tout aussi sèchement.
Arthur dut se contenter de notre réconciliation grincheuse, et il poussa un immense soupir de soulagement, comme s’il en avait fini avec la partie la plus difficile de la journée. Puis il nous serra tous deux dans ses bras avant d’insister pour que Guenièvre, Galahad, Ceinwyn et Cuneglas viennent à leur tour échanger des baisers.
Notre épreuve était terminée. Les dernières victimes d’Arthur furent sa propre épouse et Mordred. N’ayant aucune envie d’en être le témoin, je sortis avec Ceinwyn. À la demande d’Arthur, son frère resta et nous nous retrouvâmes tous les deux seuls.
« J’en suis navré, dis-je.
— C’était une épreuve inévitable, fit Ceinwyn en haussant les épaules.
— Je ne fais toujours pas confiance à ce bâtard, ajoutai-je avec rancœur. »
Elle sourit.
« Toi, Derfel Cadarn, tu es un grand guerrier. Lui, c’est Lancelot. Le loup craint-il le lièvre ?
— Il craint le serpent », répondis-je d’un air sombre. Je n’avais aucune envie de retrouver mes amis pour leur raconter la réconciliation avec Lancelot, et j’entraînai Ceinwyn à travers les salles élégantes du Palais marin avec leurs murs à colonnes, leurs sols décorés et les lourdes lampes de bronze avec leurs longues chaînes de fer suspendues aux plafonds peints de scènes de chasse. Ceinwyn trouva le palais incroyablement spacieux mais froid : « Les Romains tout crachés !
— Guenièvre, tu veux dire ! » répliquai-je.
Nous découvrîmes une volée d’escaliers qui menait aux cuisines affairées, puis une porte qui donnait sur les jardins, derrière le palais, où herbes et fruits poussaient en plates-bandes bien ordonnées. « Je ne crois pas que cette Confrérie de Bretagne puisse aboutir à quoi que ce soit, avouai-je lorsque nous fûmes au grand air.
— À moins que vous ne soyez assez nombreux à prendre le serment au sérieux, dit Ceinwyn.
— Peut-être. » Soudain, je demeurai cloué sur place. Juste devant moi, penchée sur un coin de persil, se trouvait la petite sœur de Guenièvre, Gwenhwyvach.
Ceinwyn la salua joyeusement. J’avais oublié qu’elles avaient été amies au cours des longues années d’exil des deux sœurs au Powys. Et quand elles se furent embrassées, Ceinwyn l’entraîna vers moi. Je pensais que Gwenhwyvach m’en voudrait de ne pas l’avoir épousée, mais elle semblait sans rancune. « Je suis devenue la jardinière de ma sœur, m’expliqua-t-elle.
— Ce n’est pas possible, Dame ?
— La nomination n’est pas officielle, répondit-elle sèchement, pas plus que mes hautes responsabilités d’intendante et de gardienne des lévriers, mais il faut bien que quelqu’un se charge de ce travail et, à sa mort, mon père a fait promettre à Guenièvre de s’occuper de moi.
— Sa disparition m’a fait de la peine », intervint Ceinwyn.
Gwenhwyvach haussa les épaules. « Il maigrissait à vue d’œil, et un jour il a fini par disparaître. » Quant à elle, on ne pouvait pas dire qu’elle avait maigri : elle était obèse maintenant et était devenue une grosse femme rougeaude qui, avec sa robe crottée et son chemisier blanc crasseux, avait plus l’air d’une paysanne que d’une princesse. « J’habite là-bas ! » Elle montra du doigt une grande baraque de bois qui se dressait à une centaine de pas du palais. Ma sœur m’autorise à accomplir ma tâche chaque jour, mais quand sonne la cloche du soir je dois me mettre hors de portée de ses regards. Aucun laideron ne doit venir ternir l’éclat du palais, vous comprenez.
— Dame ! » m’exclamai-je devant sa façon de se dénigrer.
Gwenhwyvach me fit signe de me taire. « Je suis heureuse, reprit-elle d’un air morne. Je fais de longues promenades avec les chiens et je parle aux abeilles.
— Viens à Lindinis, l’encouragea Ceinwyn.
— Jamais on ne me laisserait faire ! protesta Gwenhwyvach, feignant d’être choquée.
— Et pourquoi pas ? demanda Ceinwyn. Nous avons des chambres libres. Je t’en prie. »
Gwenhwyvach eut un petit sourire malicieux. « J’en sais trop, Ceinwyn, voilà pourquoi. Je sais qui vient, qui reste et ce qu’ils font ici. » Aucun de nous deux n’avait envie d’en savoir plus et ne l’interrogea sur ces insinuations, mais elle avait besoin de parler. Elle devait se sentir bien seule et Ceinwyn était un visage amical et affectueux du passé. Soudain, Gwenhwyvach lança les herbes qu’elle venait de couper et nous entraîna en toute hâte vers le palais.
« Laissez-moi vous montrer, fit-elle.
— Je suis sûre que nous n’avons aucun besoin de voir, répondit Ceinwyn, craignant ce qu’elle était sur le point de nous révéler.
— Toi, tu peux voir, dit-elle à Ceinwyn, mais Derfel, non. Ou plutôt, il ne devrait pas. Les hommes sont censés ne jamais mettre les pieds dans le temple. »
Elle nous avait conduits à une porte qui se trouvait au pied de quelques marches de briques et qui donnait sur une grande cave soutenue par de grandes arches romaines de briques. « Ils gardent le vin ici », expliqua Gwenhwyvach en montrant les jarres et les peaux qui encombraient les étagères. Elle avait laissé la porte ouverte en sorte que quelques vagues rais de lumière éclairaient l’enchevêtrement sombre et poussiéreux des arches. « Par ici », fit-elle en disparaissant à droite entre des piliers.
Nous la suivîmes à tâtons, de plus en plus précautionneux à mesure que nous nous éloignions de la porte. Nous l’entendîmes soulever une barre, puis un courant d’air frais nous enveloppa lorsqu’elle tira une porte immense. « C’est le temple d’Isis ? lui demandai-je.
— Vous en avez entendu parler ? fit-elle d’un air dépité.
— Guenièvre m’a montré son temple de Durnovarie, il y a de longues années de cela.
— Elle ne vous montrerait pas celui-ci », trancha Gwenhwyvach, puis elle tira les épais rideaux noirs suspendus à quelques pas de l’entrée, nous dévoilant le sanctuaire privé de Guenièvre. Par crainte du courroux de sa sœur, elle ne voulut pas me laisser m’aventurer au-delà du petit hall qui séparait la porte des rideaux, mais elle fit descendre deux marches à Ceinwyn pour l’entraîner dans une longue pièce au sol de pierre polie noire : les murs et le plafond voûté étaient enduits de poix, et sur un dais de pierre noire se dressait un trône taillé dans la même pierre. Derrière le trône, se trouvait un autre rideau noir. Devant le dais, avait été creusé un bassin peu profond que l’on emplissait d’eau au cours des cérémonies d’Isis. En vérité, le temple était exactement le même que celui que Guenièvre m’avait fait visiter de longues années auparavant et très proche du sanctuaire déserté que nous avions découvert dans le palais de Lindinis. Hormis que cette cave était plus grande et plus basse que celle des temples précédents, la seule différence était qu’elle laissait ici pénétrer la lumière du jour, car le plafond voûté était percé d’un grand trou juste au-dessus du bassin. « Il y a un mur là-bas, chuchota Gwenhwyvach en montrant le trou, plus haut qu’un homme. Le clair de lune peut pénétrer par le puits sans que personne ne puisse regarder ce qui se passe en bas. Malin, n’est-ce pas ? »
L’existence du puits laissait supposer que la cave était creusée sous le jardin du palais, ce que Gwenhwyvach confirma. Il y avait une entrée ici, dit-elle en montrant une ligne brisée dans la maçonnerie, au milieu du temple. « On pouvait ainsi ranger directement les livraisons dans la cave, mais Guenièvre a prolongé l’arche, vous comprenez ? Et l’a fait recouvrir de terre. »
Mis à part sa noirceur maléfique, le temple n’avait rien de particulièrement sinistre, car il n’y avait ni idole, ni feu sacrificiel ni autel. À tout prendre, le temple était même un peu décevant, car la cave voûtée n’avait pas la grandeur des salles du haut. Elle avait un côté faux clinquant, même légèrement sale. Les Romains, me dis-je, auraient certainement su en faire une pièce plus digne de la Déesse, mais tous les efforts de Guenièvre n’avaient réussi qu’à transformer un cellier de briques en une cave noire, même si le trône, qui était taillé dans un seul bloc de pierre noire et qui était sans doute le même qu’à Durnovarie, était assez imposant. Gwenhwyvach contourna le trône et tira le rideau noir pour permettre à Ceinwyn de passer. Elles restèrent un long moment derrière le rideau, mais lorsque nous ressortîmes Ceinwyn me dit qu’il n’y avait pas grand-chose à voir. « Juste une petite chambre noire, avec un grand lit et quantité de crottes de souris.
— Un lit ? demandai-je, soupçonneux.
— Un lit à rêves, répondit Ceinwyn d’un ton ferme, comme celui de la tour de Merlin.
— Et c’est tout ? » demandai-je, encore taraudé par le doute.
Ceinwyn haussa les épaules. « Gwenhwyvach a insinué qu’il servait à d’autres fins, reprit-elle d’un ton de reproche, mais elle n’en avait aucune preuve et elle a fini par admettre que sa sœur dormait là pour recevoir des songes. » Elle sourit d’un air triste. « Je crois que la pauvre Gwenhwyvach a le cerveau dérangé. Elle croit que Lancelot viendra la chercher un jour.
— Elle croit quoi ? demandai-je stupéfait.
— Elle est amoureuse de lui, la pauvre. » Nous avions essayé de la persuader de se joindre à nous pour les festivités du jardin, mais elle avait refusé. Elle n’y serait pas bien accueillie, nous avait-elle confié, et nous nous éloignâmes à la hâte en jetant des regards méfiants à droite et à gauche. « Pauvre Gwenhwyvach, fit Ceinwyn avant de rire. C’est typique de Guenièvre, n’est-ce pas ?
— Quoi donc ?
— D’adopter une religion aussi exotique ? Pourquoi ne pas adorer les dieux de la Bretagne comme nous ? Mais non, il lui faut trouver quelque chose d’étrange et de difficile. » Elle soupira et passa son bras sous le mien. « Sommes-nous vraiment obligés de rester pour le banquet ? »
Elle se sentait faible et ne s’était pas entièrement remise des dernières couches. « Arthur comprendra si nous n’y allons pas, répondis-je.
— Mais pas Guenièvre, fit-elle avec un soupir. Mieux vaut faire un effort. »
Nous avions longé le flanc ouest du palais, contourné la haute palissade de bois qui cachait le puits du temple, et atteint maintenant l’extrémité de la longue arcade. Je l’arrêtai juste au coin et posai mes mains sur ses épaules. « Ceinwyn de Powys, déclarai-je en contemplant son joli minois, je t’aime.
— Je sais », répondit-elle avec un sourire, et, se hissant sur la pointe des pieds, elle me donna un baiser puis m’entraîna quelques pas plus loin pour admirer le jardin d’agrément du Palais d’hiver. « Voilà la Confrérie de Bretagne chère au cœur d’Arthur », fit-elle d’un air amusé.
Le jardin grouillait d’hommes avinés. Ils avaient attendu trop longtemps le banquet : maintenant à bouche-que-veux-tu, ils se renouvelaient leurs promesses fleuries d’amitié éternelle. Certaines embrassades avaient tourné au pugilat pour le plus grand malheur des parterres fleuris. Les chœurs avaient depuis longtemps renoncé à leurs chants solennels et certaines choristes buvaient avec les guerriers. Tous les hommes n’étaient pas éméchés, bien sûr, mais les hôtes restés sobres s’étaient repliés sur la terrasse afin de protéger les femmes, parmi lesquelles se trouvaient nombre des servantes de Guenièvre et Lunete, mon premier et lointain amour. Guenièvre se tenait aussi sur la terrasse, d’où elle regardait horrifiée son jardin saccagé. Mais c’était de sa faute, car elle avait servi un hydromel particulièrement fort, et il y avait au moins cinquante hommes à chahuter dans le jardin. Certains avaient arraché des tiges de fleurs pour se livrer à des parodies de combat à l’épée. Au moins un homme avait le visage en sang tandis qu’un autre s’efforçait d’arracher une dent branlante et traitait de tous les noms le Frère de Bretagne assermenté qui l’avait frappé. Un autre encore avait vomi sur la table ronde.
J’aidai Ceinwyn à se frayer un chemin sous les arcades. À nos pieds, la Confrérie de Bretagne jurait, échangeait des coups et s’abrutissait à grand renfort d’hydromel.
Igraine ne voudra jamais me croire. Mais c’est ainsi qu’est née la Confrérie de Bretagne, que les ignorants persistent à appeler la Table Ronde.
*
J’aimerais pouvoir écrire que le nouvel esprit de paix engendré par le serment de la Table Ronde a propagé le bonheur à travers le royaume, mais les petites gens ignoraient pour la plupart ce qui s’était passé. Les simples mortels n’en savaient rien et se fichaient pas mal de ce que faisaient leurs seigneurs tant que leurs champs et leurs familles n’avaient pas à en souffrir. Quant à Arthur, naturellement, il faisait grand cas du serment. Comme disait Ceinwyn, pour un homme qui disait haïr tous les serments, il en était exceptionnellement friand.
Mais au moins le serment fut-il respecté dans ces années-là et la Bretagne prospéra en ce temps de paix. Aelle et Cerdic se disputèrent le contrôle de Llœgyr, et leur conflit meurtrier épargna au reste de la Bretagne leurs lances saxonnes. Dans l’ouest du pays, les rois irlandais ne se lassaient pas de tester leurs lances contre les boucliers bretons, mais ces conflits demeuraient limités et épars, et la plupart d’entre nous connûmes une longue période de paix. Plutôt que de s’inquiéter de l’ennemi, le Conseil de Mordred, dont je faisais partie, avait tout le loisir de s’occuper des lois, des impôts et des conflits de voisinage.
Arthur dirigeait le Conseil, mais il n’occupa jamais le siège placé au bout de la table, parce que le trône était réservé au roi et resta vide jusqu’au jour où Mordred eut atteint la maturité. Merlin était officiellement le premier conseiller du roi, mais il n’allait jamais à Durnovarie et ne disait pas grand-chose les rares fois où le Conseil se réunissait à Lindinis. Une demi-douzaine de conseillers étaient des guerriers, mais la plupart ne venaient jamais non plus. Agravain disait que tout cela l’ennuyait, tandis que Sagramor préférait maintenir la paix sur la frontière saxonne. Les autres conseillers étaient deux bardes qui savaient les lois et les généalogies de la Bretagne, deux magistrats, un marchand et deux évêques chrétiens. L’un d’eux était un noble vieillard qui répondait au nom d’Emrys. C’est lui qui avait succédé à Bedwin à Durnovarie. L’autre était Sansum.
Sansum avait conspiré contre Arthur. Peu doutaient qu’il aurait dû perdre la tête le jour où la conjuration avait été démasquée, mais cette âme servile s’en était tirée tant bien que mal. Il n’avait jamais su lire ni écrire, mais il était malin et ses ambitions ne connaissaient point de bornes. Il était originaire du Gwent, où son père était tanneur. Il s’était élevé en devenant l’un des prêtres de Tewdric, mais c’est en mariant Arthur et Guenièvre, après leur fuite de Caer Sws, qu’il était passé sur le devant de la scène. Pour le récompenser de ce service, il avait été fait évêque de Dumnonie et aumônier de Mordred, puis avait perdu cet honneur après avoir comploté avec Nabur et Melwas. Il était censé croupir dans l’obscurité en sa qualité de gardien du sanctuaire de la Sainte-Épine, mais Sansum ne supportait pas l’obscurité. Il avait épargné à Lancelot l’humiliation d’un rejet par les adeptes de Mithra et, ce faisant, acquis la gratitude circonspecte de Guenièvre. Mais ni son amitié avec Lancelot ni sa trêve avec Guenièvre n’auraient suffi à lui valoir une place au Conseil de Dumnonie.
Il s’était hissé à ce haut rang par un mariage, en épousant la sœur aînée d’Arthur, Morgane : Morgane, la prêtresse de Merlin, l’adepte des Mystères, Morgane la païenne. Par ce mariage, Sansum avait recouvert toutes les traces de son ancienne disgrâce pour se hisser au faîte du pouvoir en Dumnonie. Nommé au Conseil, sacré évêque de Lindinis, il était redevenu l’aumônier de Mordred même si, par bonheur, son aversion pour le jeune roi le tenait loin du palais de Lindinis. Son autorité s’exerçait sur toutes les églises du nord de la Dumnonie, tout comme celle d’Emrys sur les églises du sud. Pour Sansum, ce fut un mariage étincelant, pour nous ce fut une immense surprise.
La cérémonie eut lieu dans l’église de la Sainte-Épine, à Ynys Wydryn. Arthur et Guenièvre séjournèrent à Lindinis et c’est tous ensemble que nous prîmes la route du sanctuaire en ce grand jour. Tout commença par le baptême de Morgane dans les eaux bordées de roseaux de l’étang d’Issa. Elle avait abandonné son masque d’or avec son image du dieu cornu Cernunnos pour un nouveau masque orné d’une croix chrétienne et, pour bien marquer l’allégresse du jour, elle avait troqué son habituelle robe noire contre une robe blanche. Arthur avait pleuré de joie en voyant sa sœur s’avancer en clopinant dans l’étang, où Sansum, avec une évidente tendresse, la soutint par le dos en l’abaissant dans l’eau. Un chœur chanta des alléluias. Nous attendîmes le temps que Morgane se sèche et passe une nouvelle robe blanche, puis nous la regardâmes boitiller jusqu’à l’autel où l’évêque Emrys les déclara mari et femme.
Je crois bien que je n’aurais pas été plus étonné si Merlin lui-même avait abandonné les anciens dieux pour la Croix. Pour Sansum, naturellement, c’était un double triomphe, car en épousant la sœur d’Arthur il ne gagnait pas seulement un siège au Conseil royal : sa conversion au christianisme portait un coup dur aux païens. Certains hommes l’accusèrent avec aigreur d’opportunisme, mais en toute équité je dois avouer qu’il aimait Morgane, tout calculateur qu’il était, et qu’elle, elle l’adorait. C’étaient deux êtres intelligents unis par leurs rancœurs. Sansum avait toujours cru qu’il méritait un plus haut rang, tandis que Morgane, qui avait été belle autrefois, souffrait de l’incendie qui avait déformé son corps et fait de son visage une horreur. Elle en voulait aussi à Nimue, car elle avait été jadis la prêtresse la plus écoutée de Merlin. Mais la jeune Nimue avait usurpé cette place et c’est pour se venger qu’elle devint alors la plus fervente des chrétiennes. Elle mit autant d’acharnement à proclamer le Christ qu’elle en avait mis jadis au service des anciens dieux. Et, après son mariage, elle mit toute sa formidable volonté au service de la campagne missionnaire de Sansum.
Merlin ne devait pas assister au mariage, mais il s’en amusa. « Elle est seule, me confia-t-il, quand il apprit la nouvelle, et le Seigneur des Souris a au moins le mérite de lui tenir compagnie. Tu ne penses quand même pas qu’ils s’envoient en l’air ? Grands Dieux, Derfel, si la pauvre Morgane se dévêtait devant Sansum, il vomirait ! Qui plus est, il ne sait pas copuler. Pas avec les femmes, en tout cas. »
Le mariage ne devait pas attendrir Morgane. En Sansum, elle trouva un homme tout prêt à se laisser guider par ses sagaces conseils et dont elle pouvait servir les ambitions avec la dernière énergie, mais pour le reste du monde elle devait rester la femme rusée et implacable au masque d’or imposant. Elle vivait encore à Ynys Wydryn, mais elle avait quitté le Tor de Merlin pour la maison de l’évêque d’où elle pouvait voir le Tor incendié où habitait Nimue, son ennemie.
Désormais privée de Merlin, Nimue était convaincue que Morgane avait volé les Trésors de Bretagne. Pour autant que je pouvais en juger, cette conviction reposait uniquement sur sa haine de Morgane, en qui elle voyait la plus grande traîtresse de la Bretagne. Après tout, elle était cette prêtresse païenne qui avait abandonné les Dieux pour se faire chrétienne, et, chaque fois qu’elle apercevait Morgane, Nimue crachait et lançait des malédictions que Morgane lui renvoyait avec autant de flamme : les menaces païennes contre la damnation chrétienne. Jamais elles ne seraient aimables l’une envers l’autre.
Un jour, cédant aux instances pressantes de Nimue, il me fallut affronter Morgane au sujet du Chaudron perdu. Ils étaient mariés depuis un an et j’avais beau être seigneur, désormais, en même temps que l’un des hommes les plus riches de Dumnonie, Morgane continuait à m’intimider. Enfant, elle avait été pour moi une figure d’autorité à l’apparence terrifiante qui régnait sur le Tor d’une main de fer, cédant à de brusques accès de colère et n’hésitant jamais à nous faire rentrer dans le rang à coups de bâton. De longues années plus tard, je la trouvais tout aussi redoutable.
Je la rencontrai à Ynys Wydryn, dans l’une des nouvelles bâtisses de Sansum. La plus grande avait la dimension d’une salle de banquet royale : c’était l’école où il formait des missionnaires par douzaines. Ces prêtres commençaient leurs leçons à six ans ; à seize, ils étaient proclamés saints puis envoyés sur les routes de Bretagne pour gagner des convertis. Je rencontrais souvent ces prosélytes lors de mes déplacements. Ils allaient par deux, avec pour tout bagage une besace et un bâton, même s’ils étaient parfois accompagnés par des groupes de femmes qui semblaient être étrangement attirées par les missionnaires. Ils n’avaient peur de rien. Chaque fois que je croisais leur chemin, ils me provoquaient et me mettaient au défi de nier leur Dieu. Et à chaque fois j’en admettais courtoisement l’existence et répondais que mes dieux vivaient, eux aussi, sur quoi ils m’accablaient de malédictions tandis que leurs femmes se lamentaient et me couvraient d’insultes. Un jour que deux de ces fanatiques effrayèrent mes filles, j’usai avec eux du talon de ma lance et je dois avouer que j’y allai un peu fort, car la dispute se conclut sur un crâne brisé et un poignet cassé. Mais pas les miens. Arthur insista pour que je fusse jugé pour bien montrer que même les Dumnoniens les plus puissants n’étaient pas au-dessus de la loi. Et je comparus donc devant la cour de Lindinis, où le magistrat chrétien me fit payer l’os brisé de la moitié de mon poids en argent.
« On aurait dû te fouetter ! » me lança Morgane lorsque je fus admis en sa présence. De toute évidence, elle n’avait pas oublié l’incident. « Te fouetter jusqu’au sang et en public !
— Je crois que même vous auriez du mal aujourd’hui, Dame, répondis-je d’une voix douce.
— Dieu me donnerait la force nécessaire », grogna-t-elle de derrière son nouveau masque d’or avec sa croix chrétienne. Elle s’assit à une table couverte de parchemins et de copeaux de bois car, non contente de diriger l’école de Sansum, c’est elle qui comptait les trésors de toutes les églises et des monastères du nord de la Dumnonie. Sa principale fierté, c’était cependant sa communauté de saintes femmes, qui chantaient et priaient dans leur salle où les hommes n’avaient pas le droit de mettre les pieds. Tandis que Morgane me toisait, je les entendais chanter de leurs douces voix. De toute évidence, ce qu’elle vit ne lui plut guère. « Si tu es venu pour de l’argent, tu n’en auras pas, aboya-t-elle. Pas un sou tant que vous n’aurez pas remboursé vos emprunts.
— Il n’est pas d’emprunts, que je sache, fis-je avec douceur.
— Billevesées. » Elle se saisit d’un copeau de bois et lut une liste de prêts imaginaires.
Je la laissai dire, puis lui répondis posément que le Conseil n’avait aucunement l’intention d’emprunter de l’argent à l’Église. « Et s’il le faisait, ajoutai-je, je suis sûr que votre mari vous l’aurait dit.
— Et moi je suis certaine que vous, les païens du Conseil, vous complotez dans le dos du saint. » Elle renifla. « Comment va mon frère ?
— Occupé, Dame.
— Trop occupé pour venir me voir, manifestement.
— Et vous, trop occupée pour lui rendre visite, répondis-je d’un ton léger.
— Moi ? Aller en Durnovarie ? Me retrouver face à cette sorcière de Guenièvre ? » Elle fit le signe de la croix, plongea la main dans un bol d’eau puis se signa à nouveau. « Plutôt aller en Enfer et voir Satan lui-même que de voir cette sorcière d’Isis ! » Elle était sur le point de cracher pour conjurer le mal, puis se ravisa et fit plutôt un autre signe de croix. « Sais-tu ce qu’exigent les rites d’Isis ? me demanda-t-elle avec colère.
— Non, Dame.
— Des saletés, Derfel, des saletés ! Isis est la déesse écarlate ! La putain de Babylone. C’est la foi du diable, Derfel. Ils couchent ensemble, homme et femme. » Cette abominable pensée la fit frémir. « Des immondices.
— Les hommes ne sont pas autorisés dans leur temple, Dame, fis-je en prenant la défense de Guenièvre, de même qu’ils ne sont pas admis dans la salle de vos femmes.
— Pas autorisés ! ricana Morgane. Ils viennent de nuit, imbécile, et c’est nus qu’ils adorent leur immonde déesse. Les hommes et les femmes, ensemble, suant comme des porcs ! Tu crois que je ne suis pas au courant, moi, l’ancienne pécheresse ? Tu crois mieux connaître que moi la foi des païens ? C’est moi qui te le dis, Derfel, ils couchent ensemble dans leur sueur : la femme nue et l’homme nu. Isis et Osiris, la femme et l’homme, et la femme donne la vie à l’homme. Et comment crois-tu que ça se passe, triple buse ? Par l’acte immonde de la fornication, voilà comment ! » Elle plongea de nouveau ses doigts dans la coupe et fit le signe de la croix, laissant une perle d’eau bénite sur le front de son masque. « Ignorant, sot, que tu es crédule ! »
J’arrêtai là la dispute. Les différentes confessions passaient leur temps à s’insulter ainsi. Nombre de païens accusaient les chrétiens de semblables pratiques dans leurs « fêtes de l’amour », et beaucoup, dans les campagnes, étaient persuadés que les païens enlevaient des enfants pour les tuer et les manger. « Arthur aussi est un sot de faire confiance à Guenièvre, gronda Morgane en me lançant un regard furieux de son œil unique. Que vaux-tu donc de moi, Derfel, si ce n’est de l’argent ?
— Je voudrais savoir, Dame, ce qui s’est passé la nuit où le Chaudron a disparu. »
Elle s’esclaffa. Un écho de son rire d’autrefois, de ce ricanement cruel annonciateur de troubles sur le Tor. « Misérable petit sot qui me fait perdre mon temps. » Et, à ces mots, elle se retourna vers sa table de travail pour se remettre à faire des marques sur ses tailles ou dans les marges de ses rouleaux de parchemin.
« Encore là, imbécile ? fit-elle au bout d’un moment.
— Encore là, Dame. »
Elle pivota sur son tabouret. « Pourquoi veux-tu savoir ? C’est cette sale petite putain de la colline qui t’envoie ? » Elle fit un geste de la main en direction du Tor. Je préférai mentir :
« C’est Merlin qui me l’a demandé. Il est curieux du passé, mais il a la mémoire qui flanche.
— Elle va bientôt s’égarer en Enfer, fit-elle d’un ton vengeur, puis elle médita ma question avant d’y répondre dans un haussement d’épaules : Je vais te dire ce qui s’est passé cette nuit, dit-elle enfin, et je ne te le dirai qu’une fois. Quand je te l’aurai dit, ne me pose plus jamais de questions.
— Une fois suffit. Dame. »
Elle se leva et boitilla jusqu’à la fenêtre d’où elle pouvait voir le Tor. « Le Seigneur Dieu Tout-Puissant, commença-t-elle, le seul vrai Dieu, notre Père à tous, a envoyé le feu du ciel. J’étais là et je sais donc ce qui s’est passé. Il a envoyé la foudre et la foudre s’est abattue sur le chaume, qui s’est embrasé. Je hurlais, car j’avais de bonnes raisons de craindre le feu. Je connais le feu. Je suis fille du feu. Le feu a ruiné ma vie, mais c’était un autre feu. Celui-ci était le feu purificateur de Dieu, le feu qui a consumé mon péché. Du toit de chaume, le feu s’est propagé à la tour et a tout brûlé. J’ai vu ce feu et j’aurais même péri si le bienheureux saint Sansum n’était venu me chercher pour me mettre en sécurité. » Elle se signa puis se tourna vers moi. « Voilà, imbécile, voilà ce qui s’est passé. »
Ainsi donc, Sansum était sur le Tor cette nuit-là ? C’était intéressant, mais je m’abstins de toute remarque et me contentai d’observer d’une voix douce : « Le feu n’a pas brûlé le Chaudron, Dame. Merlin est arrivé le lendemain et a fouillé les cendres sans trouver la moindre trace d’or.
— Que tu es sot ! me cracha Morgane par la fente de son masque. Tu crois que le feu de Dieu brûle comme tes flammes chétives ? Le Chaudron était la marmite du diable, le fléau le plus fétide qui fût jamais sur la terre de Dieu. Le pot de chambre du Diable ! Et le Seigneur Dieu l’a consumé, Derfel, il l’a réduit à néant ! Je l’ai vu de cet œil ! » Elle tapota son masque, juste en dessous de son œil unique. « Je l’ai vu brûler, telle une fournaise éclatante, bouillonnante et sifflante au cœur du brasier, une flamme pareille à la flamme la plus chaude de l’Enfer, et j’ai entendu les démons pousser des cris perçants sous l’effet de la douleur tandis que leur Chaudron s’envolait en fumée. Dieu l’a brûlé ! Il l’a brûlé et expédié en Enfer, où est sa véritable place ! » Elle s’arrêta et je devinai que son visage mangé par les flammes et ravagé s’illuminait d’un sourire sous son masque. « Il est parti, Derfel, dit-elle d’une voix plus calme, et maintenant tu peux partir, toi aussi. »
Je la quittai et quittai le sanctuaire pour escalader le Tor où je repoussai la porte à moitié brisée et bancale sur sa charnière de corde. La terre avait englouti les cendres noircies de la salle et de la tour autour desquelles se trouvaient la douzaine de cabanes où vivaient Nimue et les siens. Ces gens étaient les damnés de la terre : ses estropiés et ses mendiants, ses sans-foyer et ses demi-fous, qui survivaient grâce aux vivres que Ceinwyn et moi leur faisions parvenir toutes les semaines de Lindinis. Nimue prétendait que ses gens parlaient avec les Dieux, mais, pour ma part, je n’ai jamais entendu ici que ricanements de déments et tristes borborygmes. « Elle nie tout, annonçai-je à Nimue.
— Naturellement.
— Elle dit que son Dieu l’a réduit à néant.
— Son Dieu ne saurait même pas cuire un œuf mollet », répliqua Nimue d’un ton hargneux. Depuis que le Chaudron avait disparu et que Merlin avait décidé de couler de vieux jours paisibles, son état s’était affreusement dégradé. Nimue était d’une saleté repoussante en ce temps-là, sale et décharnée, et presque aussi toquée que lorsque je l’avais arrachée à l’île des Morts. Il lui arrivait de frissonner, ou son visage grimaçait sous l’effet de tics qu’elle ne pouvait contrôler. Elle avait de longue date vendu ou jeté son œil d’or et cachait désormais son orbite creuse derrière un bout de cuir. La beauté intrigante qu’elle possédait jadis était maintenant cachée sous la crasse et les plaies, perdue sous sa masse de cheveux noirs tressés, si gras que même les rustres qui venaient pour ses talents de devin ou de guérisseuse reculaient devant tant de puanteur. Moi-même, qui avais fait le serment de la servir et qui l’avais jadis aimée, supportais mal de l’approcher. « Le Chaudron vit encore, me dit Nimue ce jour-là.
— C’est ce que dit Merlin.
— Et Merlin vit aussi, Derfel ! » Elle posa une main aux ongles rongés sur mon bras et reprit : « Il attend, c’est tout, il économise ses forces. »
Il attend son bûcher funéraire, pensai-je, mais je ne dis rien.
Nimue se tourna pour considérer l’horizon. « Le Chaudron est caché quelque part de ce côté-là. Et quelqu’un cherche à découvrir comment s’en servir. » Elle rit doucement. « Et quand ils s’en serviront, Derfel, tu verras la terre rougir de sang. » Elle me fixa de son œil : « Du sang ! siffla-t-elle. Ce jour-là, Derfel, le monde vomira du sang, et Merlin prendra à nouveau la route. »
Peut-être, pensai-je. Mais c’était un jour ensoleillé et la Dumnonie était encore en paix. C’était la paix d’Arthur, la paix donnée par son épée et entretenue par ses tribunaux, enrichie par ses routes et scellée par sa Confrérie. Tout cela paraissait si loin du monde du Chaudron et des Trésors manquants, mais Nimue persistait à croire à leur magie et, pour elle, je me gardais d’afficher mon incrédulité. Même si ce jour-là, dans la Dumnonie d’Arthur, il me semblait que la Bretagne s’arrachait à la ténèbre pour entrer dans la lumière, qu’elle quittait le chaos pour l’ordre, la sauvagerie pour la loi. C’était l’œuvre d’Arthur. Camelot.
Mais Nimue avait raison. Le Chaudron n’était pas perdu. Et elle, comme Merlin, elle n’attendait que son horreur.